Nous, les Vestales, sommes des êtres mystiques. Derrière nos plusieurs couches de vêtements vaporeux où nos formes se dissolvent, nous aimons à polir ce masque. Nous sommes intentionnellement évasives. Ne perdez pas de temps à nous poser des questions, nos réponses ne feront que vous confondre. Les mortels jouent le jeu. La curiosité les dévore, mais ils nous respectent trop pour chercher à percer nos secrets. Et, qui sait quelle punition divine s'abattra sur eux pour les punir d'avoir voulu lever le voile ?
Nous sommes entremêlés à Rome autant qu'aux dieux. Notre histoire est aussi vieille que Rome, avant même qu'elle ne puisse se prétendre Empire. Nous sommes les Enfants de Rome autant que les Enfants des Dieux. Comme les mortels, nous sommes vulnérables à la maladie et aux blessures physiques. Notre longévité est similaire à la leur. Là s'arrêtent nos ressemblances.
En nous donnant le titre de « Enfants des dieux », ils sont plus proches de la vérité qu'ils ne le pensent. Nous sommes le fruit des unions entre les dieux et les mortels.
Porter les gènes divins signifie porter des secrets, des secrets que nous ne pouvons en aucun cas divulguer. Ils ne nous appartiennent aucunement. C'est un état de fait, nous en serions incapables même si nous aurions envie de révéler la vérité. Puisque nous parlons de nos impuissances, profitons-en pour parler de procréation. Notre virginité, qu'ils interprètent comme un symbole de pureté, tient davantage à notre asexualité qu'à une volonté d'apparaître lisses de tous vices. Nous somme dépourvues du moindre désir sexuel, comme de toute pensée égoïste d'ailleurs. Notre éducation elle-même n'est qu'austérité, et vise à annihiler toute notion de Moi ou de Je, des termes bannis de notre vocabulaire.
Notre ascendance divine nous octroie des dons qui sont nos responsabilités.
La vie et la mort sont les premières de nos missions. Nous aidons et nos frères et nos sœurs à naître, nous pouvons même entrevoir leur futur à ce moment si particulier. Nous sommes libres de révéler ou non les prophéties de ces êtres. C'est aussi là que nous en profitons pour récupérer les futurs Enfants des Dieux et les ramener au sein de notre ordre. Cet art vise également les Dieux, afin de transférer leur essence dans leur nouvelle enveloppe. Pour cette tâche, nos yeux nous permettent de distinguer les auras. Celle des Dieux est étincelante, et il nous est difficile de soutenir longtemps cette vision. Celle de nos frères et sœurs est moins douloureuse, d'un gris argenté comme une faible lueur diffuse. Les mortels n'en possèdent tout simplement pas.
Puis, quand l'heure est venue, nous procédons aux rites funéraires de nos frères. Notre tâche ne s'arrête pas là. Alors que leur corps froid massé par nos huiles conservatrices se rigidifie, nous partons à la recherche du Spectre que nos frères sont devenus. Une discussion capitale s'impose avec eux. Toujours la même. En premier, une information, délivrée froidement : Tu es à la merci des Dieux. L'on pourrait penser, en ayant partiellement raison, que nous le sommes tous, mais les mortels sont plus libres qu'ils ne le pensent, plus que nous, et certainement plus que les Spectres. Mais cela est un autre secret que nous conservons. Une série de questions attend le jeune Spectre. Veux-tu rester un Spectre et servir les grands projets des Dieux ? Ils apprennent que les Dieux peuvent exaucer un de leurs vœux en échange de leur servitude. Nous leur proposons l'alternative. Veux-tu recommencer une nouvelle vie ? Si le Spectre choisit de se réincarner, nous accomplissons le rite permettant d'infuser l'essence du Spectre dans le fœtus d'une femme enceinte en lui faisant boire un thé dont la recette est un autre de nos secrets.
Notre accompagnement ne concerne pas que ces moments charnière. Nous les suivons toute leur vie. Il le faut bien. Il est de notre devoir d'instruire nos frères sur la piété que chacun doit observer. Nous sommes bien placées pour savoir que les Dieux existent. Notre Foi est certitude, notre vénération, totale. La leur est plus instable. Tour à tour vacillante comme la flamme d'une bougie en fin de vie ou aussi terrible qu'un incendie, la dévotion des mortels est alimentée par nos contes, densifiée par les mythes que nous leur transmettons. Nous leur rappelons les actes de nos pères et mères. Nous leur rappelons combien il est vain de s'opposer à eux, et qu'il serait insensé de les provoquer. La crainte et le respect sont nos maîtres-mots. Nous adaptons nos récits selon les souhaits des Dieux. Certains veulent de l'amour, d'autres veulent d'immenses temples érigés en leur nom, des autels croulant sous les offrandes. Nos voix fabriquent les légendes depuis des siècles. Si certaines sont contradictoires, si certains comportements des Dieux vous apparaissent curieusement incohérents, à quoi vous attendiez-vous de la part des Dieux ? La rationalité ne s'applique pas à eux, ils ne sont pas plus sensés qu'un enfant. Leur esprit s'est fragmenté avec les Âges. Pour les comprendre, il faudrait changer d'échelle de mesure, et voir plus grand, beaucoup plus grand. Mais nous n'avons pas à justifier leurs actes, et vous, qui êtes-vous pour vous en faire juge ?
Reprenons.
Qui mieux que nous peut officier les cérémonies visant à célébrer les Dieux ? Rome nous en a donné la légitimité, et, puisque nous ne nous en sortions pas si mal, notre présence est devenue indispensable pour à peu près tout et n'importe quoi. Purifier une maison, lire les présages, bénir un enfant, introniser un Empereur, prier pour une météo clémente, oui, nous avons des journées chargées. Vous comprendrez mieux que nous n'avons guère le temps pour nous préoccuper de nous-mêmes. Qu'à cela ne tienne, le plaisir d'un thé chaud suffit à nous revigorer. Nous existons pour servir, pas pour assouvir nos désirs comme les mortels.
Le thé, d'ailleurs. Une boisson miraculeuse, portant une essence divine, qui soulage et réconforte les mortels. Qu'ils soient génies, rois ou mendiants, tous connaîtront un jour le plaisir d'une gorgée. Nous nous transmettons depuis des siècles les secrets de sa préparation, et savons naturellement quelle variété utiliser, quand, et pour qui. Chacune d'entre nous passe les premières années de sa vie à en apprendre les subtilités. Nous connaissons des mélanges revigorants, capables de faire éclater des bulles de joie dans les veines des hommes, d'attirer la chance sur leurs pas, de chasser les cauchemars, d'endormir les sens pour faire taire une douleur. D'autres, aux propriétés plus obscures, veillent dans nos besaces, apportant l'oubli, réveillant des peurs, provoquant des larmes, poussant le corps à abandonner sa lutte. Les effets sont indénombrables, souvent discrets, parfois violents, mais toujours adaptés au consommateur : c'est là notre savoir.
Rome a décidé de nous donner une autorité que nous ne réclamions pas. D'un geste, nous pouvons affranchir un esclave, refuser à un soldat l'honneur d'intégrer la Garde Prétorienne et, à la vérité, nous pourrions obtenir tout ce que nous voudrions si nous en formulions le souhait. Mais nous ne voulons rien.
Enfin, nous préférons clarifier cela tout de suite. Notre proximité avec les Dieux, souvent initiée par eux plus que par nous, ne nous octroie pas de prise sur le monde. Nous ne manipulons personne. Le Destin n'est pas entre nos mains. Certes, nous pouvons entrevoir l'avenir mais c'est un art délicat. Nous préférons laisser aux concernés la responsabilité d'interpréter nos prédictions quand nous daignons les offrir.
# III. Les VestalesDim 13 Oct 2024 - 10:42
Les Vestales